Gilles Dorival on Jan Joosten’s Collected Studies on the Septuagint
Dans ce livre, Jan Joosten a réuni dix-sept articles portant sur la Septante (LXX). Seize d’entre eux sont parus dans des revues internationales, des actes de colloque, des Festschriften et des volumes collectifs. Il y a cependant une contribution inédite sur l’omniscience divine dans la LXX. Tous ces articles ont été rédigés en anglais, à l’exception d’une étude sur ḥsd, « bienveillance », et eleos, « pitié », traduite du français par Phoebe Woods. Les contributions sont réparties dans quatre sections. La première, consacrée à la technique de traduction, propose 2 contributions sur la traduction des comparaisons et sur l’élimination des répétitions verbales dans les Petits Prophètes. La deuxième étudie la connaissance que les traducteurs avaient de l’hébreu et contient sept contributions, qui montrent par exemple que les traducteurs et les auteurs de Qumrân partage le même savoir linguistique, comme l’illustre le fait que la LXX donne à certains mots hébreux le sens qu’ils ont en hébreu post-classique. La troisième section, consacrée à la dimension d’interprétation de la LXX, contient quatre contributions, dont l’une montre que les traducteurs des Psaumes considéraient que le Psautier était une sorte d’explication de la Torah. La dernière section porte sur le milieu historique et offre quatre contributions qui essaient de préciser le milieu auquel appartenaient les traducteurs. L’index biblique qui clôt cet ouvrage fait de ce dernier un véritable instrument de travail auquel les spécialistes des Bibles hébraïque et grecque devront se référer à l’avenir.
Ces contributions se recommandent par leur clarté, leur précision et leur technicité. La méthode de Jan Joosten pour poser les questions de lexicographie et pour déterminer le sens des mots est exemplaire. Comme l’est son approche de la « théologie » de la LXX, dont il pose bien les problèmes et les enjeux. Et si quelqu’un échappe à la critique de surthéologiser la LXX, c’est-à-dire d’expliquer les différences entre le grec et l’hébreu uniquement en termes de conceptions théologiques différentes (par exemple, la LXX serait plus messianique et eschatologique que la Bible hébraïque), c’est bien Jan Joosten, comme le montrent ses contributions sur le fait de voir Dieu et sur l’omniscience de Dieu.
Deux apports particuliers de ce recueil méritent être soulignés. D’abord, Jan Joosten renouvelle notre connaissance des aramaïsmes de la LXX, qui n’était plus guère abordée par les spécialistes, à l’exception de Takamitsu Muraoka, A Greek-Hebrew/Aramaic Two-way Index to the Septuagint. Peut-être aurait-il été utile de faire figurer dans le recueil la contribution que Jan Joosten a publiée en 2006 dans la Revue biblique sur « L’agir humain devant Dieu. Remarques sur une tournure remarquable de la Septante » : il y montre que des expressions comme « pécher devant Dieu », « regarder devant Dieu », « s’approcher devant Dieu », où « devant » est un ajout qui exprime le respect pour la personne divine, sont parallèles aux traductions des targums et rappellent les usages de la cour perse, où l’on ne parle pas au roi, mais devant le roi. Le second apport remarquable est la critique que fait Jan Joosten du modèle interlinéaire proposé par Albert Pietersma dans les années 2000 pour caractériser la relation de dépendance et de soumission qui caractériserait la LXX par rapport à l’hébreu. Pour illustrer la prégnance de l’hébreu, Albert Pietersma affirmait que, dans les Psaumes, le substantif eleos avait le sens, non de « pitié », mais de « bienveillance, gentillesse », à l’instar du mot hébreu qu’il traduit, ḥsd. Mais, comme l’observe Jan Joosten, dans les Psaumes, le verbe eleein, « avoir pitié », et l’adjectif eleēmōn, « apitoyé », évoquent l’idée de pitié, à l’instar des mots hébreux qu’ils traduisent, les verbes ḥn et rḥm, « avoir pitié », l’adjectif ḥnwn, « apitoyé » ; il n’y aucune raison de penser qu’ eleos ait un autre sens que les mots grecs qui lui sont apparentés.
Terminons par un point de désaccord, dont l’auteur de ces lignes s’est souvent entretenu avec Jan Joosten. Pour ce dernier, les traducteurs du Pentateuque n’appartiennent pas à des cercles lettrés proches de la cour des Ptolémées. Ils seraient originaires d’un milieu plus modeste, comme le montrent l’absence de recherche stylistique et le fait qu’ils emploient des mots non littéraires (comme hypozygion, au sens d’âne, et non de bête de somme). La langue de la LXX serait celle de la communauté juive d’Alexandrie, caractérisée par la présence de nombreux militaires. Jan Joosten note que le vocabulaire typiquement militaire est particulièrement développé dans la LXX, comme le montrent le mot aposkeuē au sens de l’ensemble constitué par la femme et les enfants qui accompagnent un militaire en campagne, ou encore le substantif parembolē au sens de campement militaire, alors que la réalité hébraïque correspondante désigne un campement provisoire. On peut objecter à Jan Joosten que la présence du vocabulaire papyrologique est caractéristique des documents de la koiné. Et surtout la présence du vocabulaire militaire n’est pas surprenante : pour les traducteurs, le peuple hébreu est une cité en marche dans le désert, qui s’organise de manière militaire. La présence de mots militaires ne s’explique pas par l’appartenance sociologique des traducteurs, mais par leur manière même dont ils envisagent les déplacements du peuple hébreu dans le désert. Nous atteignons une représentation, non une réalité objective : en d’autres termes, un travail de lettrés. Un autre exemple tiré de la Genèse va dans le même sens. La question de savoir si la traduction de la Genèse fait écho au Timée de Platon est discutée. Martin Rösel, Übersetzung als Vollendung der Auslegung : Studien zur Genesis-Septuaginta, Berlin, 1994, p. 28-31, est de cet avis, mais sa thèse a été discutée avec des arguments pertinents par Johann Cook dans plusieurs articles dont « The Septuagint of Genesis: Text and/or Interpretation », in A. Wénin (ed.), Studies in the Book of Genesis, Sterling (VA), 2001, p. 315-329. Il y a toutefois un écho indubitable au Timée en Genèse 1,2, où whbw wht, de sens problématique, est rendu par aoratos kai akataskeuastos, « invisible et inorganisé ». Certes, le second adjectif n’appartient pas à la tradition philosophique grecque et son emploi reste ici un peu mystérieux. Mais il en va autrement de l’adjectif « invisible ». Ronald Hendel, The Text of Genesis 1-11 : Textual Studies and Cognate Studies, New York, 1998, p. 19, y a vu un écho au monde des idées préexistant de Timée 51a. En fait, voir en l’invisibilité de la terre de Genèse 1,2 une influence positive de Platon est peu convaincant. En revanche, il s’agit d’une critique très nette de Platon, qui soutient que seule l’âme est invisible, mais non le feu, l’eau, la terre et l’air (Timée 46e). Aux yeux des traducteurs, la terre elle aussi est invisible.